Plan de vigilance, baisse de compétitivité ou création de valeurs ?

Un sujet fondamental, mais un taux d’engagement et d’action très bas : pourquoi ?

Difficile de savoir. Mais il est certain que ce n’est pas du fait d’un manque de référentiels : de nombreux cadres et guides pratiques d’institutions ou d’organisations sectorielles et multisectorielles sont publiés chaque année. On peut donc se poser la question de la perception qu’ont les dirigeants de ce sujet. Est-ce une source de coûts et de contraintes supplémentaires qui leur ferait perdre en compétitivité ? Est-ce uniquement un levier pour renforcer la maîtrise des risques réputationnels ?

Une loi d’une ambition sans équivalent

C’est dans ce contexte socio-économique qu’est né le projet de loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordres finalement publié au Journal officiel en mars 2017. Cette loi constitue aujourd’hui sans doute le cadre législatif le plus « contraignant » en matière d’obligation de vigilance des entreprises sur les impacts sociaux et environnementaux générés. En plus d’impacter la stratégie d’achats et d’approvisionnements, cette loi influence globalement les stratégies de supply chain : la responsabilité de l’entreprise donneuse d’ordres s’applique à l’ensemble des fournisseurs et sous-traitants, quel que soit le rang.

Entre 150 et 200 entreprises sont pour le moment concernées par cette loi. Mais il est probable que les seuils soient abaissés dans les années qui viennent (comme ce fut le cas pour les obligations en matière de reporting extra-financier).

Ces sociétés ont l’obligation de rendre public un Plan de vigilance composé d’une cartographie des risques, d’une politique dédiée, de mécanismes d’alerte et de suivi… c’est donc une obligation de moyens qui peut facilement être perçue comme une énième contrainte. Mais ce peut être aussi un levier de création de valeur. Ou plutôt de valeurS, dans la mesure où c’est une approche gagnant-gagnant qui semble importante à privilégier.

Le plan de vigilance, vecteur d’opportunités pour l’ensemble de la chaîne de valeur

En associant une approche par les risques à une approche stratégique à plus long terme, l’organisation pourra atténuer les menaces et tirer profit d’opportunités. En effet, le plan de vigilance peut (et doit) aussi être considéré comme un outil de performance qui permettra de :


o Mieux maîtriser ses risques fournisseurs par la connaissance de leurs pratiques sociales et environnementales, de leurs habitudes en termes de sous-traitance, etc.


o Renforcer le management de la qualité globale des produits. En rapprochant qualité intrinsèque du produit et qualité des modes de production, la démarche de vigilance permet de déployer une approche transversale de la qualité.


o Réduire les coûts. La mise en place d’un plan de vigilance permet de rationaliser le portefeuille de fournisseurs et de faire évoluer les pratiques habituelles. Alors certes un audit social n’est pas gratuit, mais quand il s’agit de revoir parfois profondément la gestion des stocks, des modes d’achats, etc., les économies d’échelle peuvent être très importantes.

Pour créer de la valeur, un plan de vigilance doit s’accompagner quasi systématiquement de la mise en place d’une approche partenariale avec les fournisseurs. Les évolutions de pratiques demandées à ces derniers peuvent parfois être très lourdes. Il est donc primordial de les accompagner et de leur laisser le temps de mettre en œuvre ces changements. Cette évolution de posture s’accompagne bien souvent du développement d’une approche plus participative et ouverte : co-développement de produit, partage de compétences, mise en place de modalités de paiement particulières, soutien à l’investissement, contrats pluriannuels, etc.

C’est ainsi la capacité à innover dans l’organisation, les produits, les processus industriels… et à être flexible qui croît significativement. Des atouts qui sont de plus en plus importants dans un contexte de forte instabilité du coût et de la disponibilité des matières premières et de réduction constante de la visibilité sur les marchés.

C’est à travers l’obligation de publication du Plan de vigilance que nous pourrons finalement observer le sens que prendra la loi : soit une simple (et ennuyeuse) mise en conformité, soit si l’approche est pragmatique et adaptée, un vecteur de création de valeurs globales à la fois économiques, sociales et environnementales et ce pour l’ensemble des parties prenantes de la supply chain.- Thomas Busuttil, Directeur Général conseil RSE et Innovation

L’éducation à l’information digitale, un élément clé de notre « transition sociétale »

Les « faiseurs d’opinion » ont changé

51% des internautes mondiaux disent qu’ils utilisent les réseaux sociaux comme une source d’information (12% en font même leur principale source d’information[1]). Et ils sont 28% chez les 18-24 ans, tranche d’âge qui considère la télévision aujourd’hui comme secondaire dans l’accès à l’information.

Dans un monde où Facebook compte 1,71 milliards d’utilisateurs actifs par mois, 1 milliard pour YouTube, 500 millions pour Instagram ou encore 313 millions pour Twitter, on entrevoit bien à quel point les médias traditionnels sont dominés et continueront à être dépassés par ce raz-de-marée de l’instantanéité et de la viralité. Ces deux caractéristiques qui permettent de distinguer clairement les médias d’hier, qui prenaient le temps d’écrire et de réfléchir, des réseaux sociaux où le fait de dégainer l’information le premier est presqu’aussi important que l’information en tant que telle.

Dans ce contexte, on peut se poser la question du rôle de « faiseur d’opinion » de Facebook et de ses confrères. Et surtout ce que la substitution des médias anciens par ce nouvel ordre médiatique entraîne comme conséquences alors même que les utilisateurs sont souvent bien trop peu informés sur les usages et leurs conséquences (ce que les anglo-saxons appellent très justement la media literacy).

De petits groupes à l’influence considérable

Que les réseaux sociaux supplantent les médias traditionnels n’a, en tant que tel, rien de choquant ni de révoltant, d’autant qu’ils possèdent également un certain nombre d’avantages et de bénéfices pour les utilisateurs, que ce soit la rapidité d’information ou la liberté d’expression qu’ils offrent. Mais il y a depuis longtemps quelque chose de gênant dans la rapidité de propagation et la béatitude de la société devant les réseaux sociaux. Car les discussions sans fin sur les vidéos de petits chats sont une chose, tout comme la mainmise des GAFA sur les données personnelles de milliards de personnes. Mais qu’adviendrait-il si finalement la puissance de ces acteurs était utilisée (presque) à leur insu ?

Un récent article de Rue89[2] illustrait parfaitement cette réalité déjà malheureusement bien ancrée. Cet article, initialement un billet du blog Affordance.info d’Olivier Ertzscheid, raconte comment un groupuscule d’extrême droite aurait réussi à détourner l’algorithme de filtrage de contenu de Facebook pour faire retirer le témoignage d’une victime de violence policière lors d’une manifestation contre la loi travail. En effet, en déclarant ce contenu comme ne respectant pas les standards communautaires, un petit groupe d’individus organisé aurait réalisé une Attaque Massive en Déni d’Opinion (ou DDoO, voir la définition des attaques par DDoS[3] pour comprendre le parallèle avec les pratiques de certains hackers) et à faire retirer automatiquement le post par l’algorithme (algorithme qui se base principalement sur le nombre et la fréquence de ce type de déclarations).

Cela pose des questions de fond premièrement quant à la transparence de Facebook et de ses confrères sur les traitements algorithmiques et par voie de conséquence quant à la volonté, philosophique voire politique, de ces acteurs, qui doivent par ailleurs répondre comme toute entreprise à des pressions de leurs actionnaires.

Deuxièmement, ce type d’agissement permet de montrer qu’il est possible de mener une vraie censure en contournant le fonctionnement des plateformes ce qui constitue une attaque grave à l’un des fondements de nos démocraties. Il est ainsi loin le temps où l’on pouvait sourire à la lecture du dernier cas de Google bombing (ancêtres des DDoO) ou de vandalisme virtuel[4]…

La naissance de réseaux de « désinformation sociale » …

Au-delà des DDoO menées par des groupes organisés de taille plutôt réduite, on peut également se poser la question des mouvements de masse qui découlent de ce type d’action ou plus largement de l’utilisation des réseaux sociaux. Et l’identification comme « mot de l’année » par le dictionnaire Oxford de post-truth suite notamment toujours à l’élection de Trump, mais aussi au Brexit, est révélateur de ce qui est en train de se jouer sur la toile. Ce terme fait référence « à la primauté de l’émotionnel sur l’objectivité des faits pour modeler l’opinion publique »[5]. Il illustre parfaitement le manque de confiance persistant et même grandissant de la population, et des utilisateurs des réseaux sociaux, en particulier vis-à-vis des médias classiques et des politiques. Mis en parallèle avec le phénomène d’« illusion de la majorité »[6] des réseaux sociaux, qui transforme un cas ou une situation rare voire exceptionnelle en quelque chose de commun, on peut rapidement aboutir à un glissement du social network vers le disinformation network, ce qui est d’autant plus préoccupant qu’il est instantané et difficilement contrôlable comme nous l’avons vu avec le cas des DDoO. Cela fait même dire au site d’information The Verge que Trump est en train de faire de Twitter une machine de désinformation[7]d’Etat maintenant qu’il est élu. On pourra toutefois se poser la question de la responsabilité des utilisateurs vis-à-vis du recul qu’ils pourraient prendre par rapport aux propos outranciers qu’a pu tenir le candidat et maintenant le président Trump[8]…

… et un effacement des frontières entre réel et virtuel

On peut continuer à chercher ce qui modèlera demain l’opinion publique sur les réseaux sociaux. Car le jeu de l’influence ne fait sans doute que commencer avec cette nouvelle arme que représente Facebook, Twitter et les autres. Mais peut-être que le plus important à observer est l’effacement des frontières entre réel et virtuel. Prenons l’exemple des objets connectés et de l’intelligence artificielle avec Google Home, Cortana (Home Hub de Microsoft) ou le dernier Hub Robot de LG présenté au CES de Las Vegas. Ces outils, qui devraient être présents, dans un avenir proche, dans tous les foyers disposant d’une connexion internet, sont en train de se structurer et d’engranger les compétences nécessaires à leur permettre, demain, de prendre les décisions de base qui vous simplifieront la vie : commander de la lessive car votre stock est épuisé, décommander un rendez-vous chez le coiffeur car vous êtes malade, etc.

Mais qu’en sera-t-il des décisions plus profondes et « existentielles » ? Ne devons-nous pas être préoccupés par la capacité de manipulation, ou plutôt d’influence (restons positifs car la technologie offre de magnifiques opportunités !) d’un outil qui nous sélectionnera les articles ou les posts LinkedIn à lire pendant le petit-déjeuner ou nous optimisera notre agenda et proposera les « bonnes » personnes à rencontrer ? Et il ne s’agit pas d’une simple lubie de quelques technophiles ou geeks, ces innovations d’aujourd’hui feront partie de notre quotidien demain. On voit bien ici qu’en matière d’influence, les frontières s’effacent et qu’il est sans doute plus pertinent d’élargir le périmètre d’observation et de vigilance à l’ensemble de l’écosystème numérique.

Des risques significatifs de perdre nos acquis sociétaux et notre capacité à répondre aux enjeux de demain

Ces nouveaux médias sont en même temps une formidable occasion pour les ONG d’être plus visibles et d’avoir plus de poids dans l’opinion. Il n’y a qu’à voir les dernières campagnes de L214 pour se rendre compte que l’association surfe largement sur la post-truth… Mais en même temps nous devons rester vigilants car les risques « d’euphémisation du réel » sont bien présents dans notre société de plus en plus sujette à la peur et à la défiance. Nous devons rester vigilants car ce que nous pouvons penser comme acquis pourrait ne plus l’être demain. C’est le cas du changement climatique aux Etats-Unis par exemple dont l’origine anthropique et la rapidité ont été remis en cause par le candidat Trump, avec l’influence que nous pouvons imaginer sur ses 16,9 millions de followers et même bien au-delà avec la couverture médiatique dont il bénéficie. Et nous pourrions élargir la réflexion aux droits de l’homme, au bien-être animal, au droit à l’avortement (cf. le délit d’entrave à l’avortement et la loi voté par l’Assemblée Nationale le 1er décembre 2016[9]), à l’accueil des réfugiés, et bien d’autres encore.

Il est intéressant de voir que les lobbyistes ne sont sans doute plus les personnes que la société civile et les plus militants doivent combattre. Car avec le pragmatisme qui les caractérisent, ils passent encore la majorité de leur temps à séduire les politiques dans les arrières cours de l’Assemblée Nationale ou de la Commission Européenne alors que le terrain de jeu de l’influence a changé et est aujourd’hui bien plus vaste.

L’influence des réseaux sociaux et des outils créés par les grands acteurs du numérique pourrait remettre en cause de grands acquis sociétaux de nos démocraties et notre capacité à répondre aux défis de demain en permettant le déni de situations et constats pourtant bien réels. Ils constituent, si aucune vigilance n’est mise en place en matière d’usages, de formidables machines pour nourrir l’immobilisme et le conservatisme alors qu’une transition doit s’enclencher.

Pour une vraie éducation au numérique et le développement d’un militantisme digital en faveur du bien commun

Comme de plus en plus de signaux nous le montrent (ampleur croissante des catastrophes naturelles, manque d’eau chronique dans différentes régions du monde, conflits pour l’accès aux ressources naturelles, accroissement du nombre de cancers ou de personnes en situation d’obésité, montée des nationalismes, etc.), une transition vers une société plus sobre, plus respectueuse et pourquoi pas plus heureuse doit s’enclencher. Certains acteurs y travaillent déjà mais on se rend bien compte à travers ce qui a été dit précédemment que les réseaux sociaux et les outils numériques sont absolument clés pour engager et assurer le rôle de catalyseur de cette transition. Il ne s’agit surtout pas d’aller contre le développement du numérique et de la connectivité, mais de veiller à ce qu’ils n’aliènent pas les utilisateurs (et donc les citoyens) et ne les dépossèdent pas de leur raison et de leur sens critique.

C’est pourquoi il semble nécessaire de militer pour une vraie éducation au numérique qui va bien au-delà de l’apprentissage des usages du web et des bonnes pratiques en matière de protection des données personnelles. Il faut favoriser la prise de recul permanente vis-à-vis de « l’algocratie » qui se dessine, développer le sens critique par rapport à la post-truth, à l’euphémisation du réel, au déni d’opinion et tous les autres concepts et approches qui nous sont encore inconnus. C’est pourquoi, même si un encadrement des pratiques des grands acteurs du numérique reste impératif et inéluctable, le véritable enjeu porte sur les comportements des utilisateurs, car ce sont eux qui doivent avoir les clés de l’opinion et les clés pour engager la transition. Cela afin de rééquilibrer le pouvoir discrétionnaire des plateformes et autres pouvoirs du monde numérique. Car au fond, ce que montre le cas du déni d’opinion, c’est que Facebook ne maîtrisent pas tout, qu’il n’est pas tout puissant. Il existe un espace vaste pour que le militantisme digital se déploie. Dans tout ce qu’il peut avoir de positif. Certaines ONG, nous l’avons vu, ont commencé à le faire, mais nous pouvons tous, à notre niveau de simple citoyen, continuer à prendre le temps de lire des articles de fond, à prendre du recul par rapport aux mouvements de l’opinion suite au dernier post de Trump et à agir sur la toile pour contrecarrer ces dynamiques de désinformation et tirer profit de la richesse des réseaux et des échanges offerts par la « Toile ».- Thomas Busuttil, Directeur Général conseil RSE et Innovation

Équité de la distribution de valeur: nouvelle frontière d’acceptabilité de l’activité

Des inégalités croissantes qui questionnent les décideurs

8 individus possèdent aujourd’hui à eux seuls autant de richesses que les 3,6 milliards de personnes les plus pauvres du monde. Et cette tendance ne cesse de croître, notamment dans les pays de l’OCDE qui voient la part de la rémunération du travail dans le revenu national diminuer année après année. D’un point de vue plus micro-économique, et au-delà des problématiques anciennes de répartition de la valeur dans la supply chain (cf. négociations annuelles de la grande distribution), on assiste à des bouleversements importants avec l’arrivée des nouveaux modèles économiques et de l’économie des plateformes, engendrant progressivement l’effacement des frontières entre producteurs et consommateurs. Cela traduit sans doute une évolution de la conception même de la valeur, la seule valeur économique transactionnelle s’enrichissant d’autres éléments constitutifs comme la création de lien social ou la flexibilité dans l’organisation du temps de travail.

Cela nous amène à réfléchir à ce que peut être une distribution de valeur « équitable » dans l’économie d’aujourd’hui.

Premier constat, ce principe d’équité peut se traduire par des approches différentes en fonction des acteurs impliqués (secteur d’activité, forme juridique, histoire, culture…).

Il présuppose également qu’il y ait des « avantages pour chacun » différenciés, autrement dit qui dépassent un simple principe d’égalité pour intégrer la complexité du monde d’aujourd’hui (globalisation, économie des plateformes…).

Enfin, l’appréhension de l’équité de la distribution de valeur doit se faire à plusieurs niveaux : au niveau du périmètre global de l’entreprise et au niveau du business model de chaque produit et service (les deux pouvant se rejoindre). C’est sans doute la capacité de l’entreprise à assurer la cohérence globale de cette distribution de la valeur à tous ces niveaux qui reste un des challenges majeurs à relever.

Des modèles d’entreprises variables mais des principes de distribution communs

Dans la pratique, il est très difficile de faire émerger des principes directeurs applicables à l’ensemble des acteurs économiques car les pratiques diffèrent très largement et sont la plupart du temps le fruit d’une culture d’entreprise croisée à des contraintes de marché variables.

Ainsi, l’analyse des cash value distributions présentées dans les derniers rapports financiers et extra-financiers révèlent qu’entre une coopérative agricole, une entreprise familiale et un groupe côté, la part de redistribution aux salariés, aux actionnaires ou aux fournisseurs varie sensiblement.

Une observation attentive du fonctionnement des entreprises à succès et des tendances sociétales (horizontalisation de la société, quête de sens des consommateurs, etc), permet néanmoins de mettre en lumière des principes clés à intégrer pour favoriser cette équité :

•    Intégrer dans la valeur une dimension extra-financière : la diversité des attentes des acteurs d’un écosystème favorise l’émergence de contreparties extra-financières au-delà de la seule transaction ;

•    Passer d’une posture « donneur d’ordre / sous-traitant » à une approche de « partenaire » : la diminution des barrières à l’entrée permet l’apparition de nouveaux acteurs plus agiles qui remettent en cause la vision parfois très « top down » des acteurs historiques ;

•    Corréler la redistribution de valeur à la pérennité de la relation : face à la complexité et aux accélérations de la société, la pérennité du lien entre les acteurs semble être un actif central pour favoriser la confiance et in fine le développement de l’activité ;

•    Garantir la transparence sur la valeur réellement redistribuée (sous toutes ses formes) : avec le développement de l’instantanéité et la disparition progressive du secret, le manque de transparence est aujourd’hui un des points de controverse les plus fréquents.

La redistribution de valeur dans la société collaborative qui se profile

Depuis 10 ans, le concept d’économie collaborative connaît un véritable essor et son marché devrait représenter 335 milliards de dollars à l’horizon 2025. Et ce dans tous les domaines économiques.

Lorsqu’on observe plus précisément les différents acteurs, on se rend compte qu’il ne s’agit pas en fait d’une économie collaborative mais d’une multitude de modèles collaboratifs, aux dimensions et motivations variées mais qui reposent sur une vision communautaire et écosystémique et qui capitalisent sur des outils d’intermédiation (de type plateforme) facilitant l’échange et le partage de biens et services entre pairs.

Il apparaît aujourd’hui simpliste de réduire la problématique de l’équité de la distribution de valeur au seul montant de la commission prélevée par les plateformes (cf. controverse autour de la commission d’Uber). En effet, comme nous l’avons vu, pour les plateformes collaboratives comme pour les autres modes relationnels, la valeur n’est plus à considérer comme essentiellement financière mais aussi extra-financière (cf. les chauffeurs d’Uber apprécient également la flexibilité apportée dans le choix de leurs horaires de travail).

Aujourd’hui, la nouveauté, la complexité et la rapidité de développement de l’économie collaborative représente un vrai challenge pour les législateurs qui tendent d’encadrer ce mouvement, sans grand succès jusqu’à présent. Il nous semble que les réponses à apporter à la problématique de l’équité de la distribution de valeur sont plutôt du côté de la logique de contrat qui est en train de s’imposer sur le marché. A ce titre, et même si les modèles d’open source ne sont pas nouveaux (cf. Linux), on assiste aujourd’hui à l’utilisation croissante de modes d’ouvertures différents (cf. licences Creative Commons ou « licence à réciprocité renforcée » développé par Michel Bauwens et la Peer to Peer Foundation).

Plus que de définir des principes, cela amène plutôt à identifier des points clés pour faire émerger des approches réellement équitables :

•    La justification du montant de la commission prélevée : quels sont les arguments qui expliquent le montant de la commission et sont-ils légitimes pour les différents acteurs ?

•    Le pouvoir de négociation ou de dépendance et de subordination des contributeurs : la plateforme impose-t-elle des décisions de manière unilatérale et si oui, comment justifier cette approche ?

•    L’évaluation de la contribution individuelle lorsque les contributeurs sont nombreux : les contributeurs sont-ils jugés sur un pied d’égalité alors que leur contribution peut varier significativement ?

•    Le niveau d’ouverture du processus de co-création et des solutions co-créées : quel est le niveau d’implication des contributeurs dans la création et l’utilisation des solutions proposées ?

•    Le niveau de participation des contributeurs dans la gouvernance : dans quelles mesures les contributeurs (et autres parties prenantes) sont impliqués dans la gouvernance de la plateforme ?

•    La cohérence dans le modèle économique : y-a-t-il cohérence entre le mode d’implication des contributeurs et celui de l’accès à la solution (cf. contribution volontaire sur Wikipédia et accès gratuit) ?

Le sujet de l’équité de la distribution de valeur apparaît donc aujourd’hui comme central car il peut remettre en cause la licence to operate de tous les acteurs, quel que soit le secteur d’activité. Cette problématique est d’autant plus complexe à gérer et intégrer pour les organisations qu’elle doit être traitée au niveau de la stratégie de l’entreprise comme au niveau de ses processus d’innovation. – Thomas Busuttil, Directeur Général conseil RSE et Innovation

Comment construire la confiance avec des entreprises qui vont chercher des données de plus en plus intimes sur chacun d’entre nous ? 

La OuiShare Fest 2016, rendez-vous incontournable pour appréhender les grandes évolutions de l’économie collaborative dans les prochaines années, qui s’est déroulée fin mai à Paris, a largement confirmé la prédiction de Rachel Botsman, pionnière et gourou de cette même économie qui disait en 2010 : « La confiance sera la monnaie du XXIe siècle ».

La convergence entre le « big data », les objets connectés et la montée d’une société toujours plus personnalisée nous fait rentrer, à un rythme effréné, dans un monde où la quantité de données disponibles et nécessaires pour assurer cette hyper-personnalisation des produits et des services devient colossale.

Si l’on prend l’exemple de la cosmétique, c’est l’addition de données sur votre peau, votre sommeil, la qualité de l’air intérieur, la météo, le type d’activité que vous allez mener dans la journée, etc. qui va donner la possibilité aux entreprises du secteur de pouvoir vous concocter quotidiennement l’élixir de jouvence qui vous garantira jeunesse et beauté éternelles.

Des données de plus en plus intimes

Ne parlons pas des assurances qui pour vous aider à prévenir les risques liés à votre habitation, à votre mode de transport ou à votre santé, vont détenir en flux continu, des données sur ce que nous faisons, ce que nous mangeons, comment nous nous déplaçons… Exemple de ce « toujours plus » de précision : la start-up Myndblue travaille à identifier des risques dépressifs à partir de données physiologiques mais aussi de la façon de nous exprimer sur les réseaux sociaux.

Alors comment construire cette confiance avec des entreprises et des marques qui vont aller chercher des données de plus en plus intimes sur chacune et chacun d’entre nous ? Et comment apporter des réponses aux attentes et aux inquiétudes montantes d’un nombre croissant d’internautes sur la sécurité, sur l’utilisation et la valeur de leurs données.

La réponse qui semble se dessiner est à la fois technologique mais aussi, et heureusement comme souvent, lié à la gouvernance et à la posture des individus, des entreprises ou des États.

Côté technologie, la disruption des modèles actuels viendra probablement de la « blockchain ». Cette dernière permet tout type d’échange (information, produits, services, etc.) entre personnes (de pair à pair), de manière décentralisée et sécurisée et sans autorité centrale de contrôle (donc sans intermédiaire), notamment en utilisant des cryptomonnaies comme le bitcoin.

Traçabilité

L’un de ses principaux atouts réside donc dans la proximité d’échange et la capacité à s’affranchir d’un fournisseur de service qui va capter et utiliser vos données, notamment pour les revendre à d’autres sans que vous le sachiez et que vous ayez donné votre accord.

La traçabilité du système qui repose sur une série de « chaînes » formant une gigantesque base de données, mais qui ne peut s’appréhender que de façon décentralisée et par morceaux, garantit ainsi à l’utilisateur la totale maîtrise des données qu’il communique tout en lui assurant une traçabilité de ses actions, que ce soit pour passer un contrat, réaliser un achat ou encore voter à une élection.

C’est ainsi que l’on commence à voir toute une série de nouveaux acteurs économiques utilisant cette technologie et qui « ubérisent les ubériseurs »: Twister, plate-forme de microblogging concurrente de Twitter mais permettant des échanges décentralisés (de pair à pair) donc libre de tout contrôle ; Openbazaar, qui réinvente Le Bon Coin là encore en mode pair à pair et avec des paiements en bitcoins ou la Zooz qui s’affranchit d’une plate-forme comme Blablacar pour proposer du covoiturage sans intermédiaires.

Mais comme toujours la technologie reste un outil au service d’individus, d’entreprises ou d’institutions qui peuvent l’orienter d’une façon ou d’une autre.

« Bitnation », nation virtuelle

Au moment où tous les grands noms du web développent des assistants virtuels comme Siri pour Apple ou le dernier Home de Google, nouvel avatar qui va démultiplier exponentiellement le nombre de nos données personnelles détenues par ces groupes, d’autres – comme Snips – proposent un service comparable basé en partie sur la blockchain et surtout conçu selon le principe du « privacy by design ». Autrement dit, une garantie que l’ensemble de vos données restent sur votre ordinateur ou votre smartphone et que c’est vous qui décidez ce que vous voulez donner et à qui.

Plus largement, cette approche collaborative de l’économie associée à ces nouvelles technologies permet de repenser les modes d’organisation et les comportements, notamment dans la redistribution de la valeur. Même si elles restent marginales et encore immatures, plusieurs initiatives commencent à dessiner un possible futur de notre société.

Il en va ainsi d’expériences particulièrement inspirantes comme les coopératives de plates-formes promues par la Peer to Peer Foundation ; Backfeed, organisation qui construit un système de gouvernance et de gestion décentralisée utilisant la blockchain et permettant d’évaluer les contributions matérielles et surtout immatérielles de chacun sur un projet ; ou, pour aller encore plus loin, le site Gratipay au sein duquel chaque contributeur auto évalue la valeur de sa contribution, financièrement et extrafinancièrement. Tout ceci aboutissant à l’expérimentation d’une nation virtuelle comme celle de la « Bitnation ».

En dépit de nombreux tâtonnements et de multiples questions qui restent à creuser, des entrepreneurs et des makers, aux quatre coins du monde, conçoivent, expérimentent (quitte à se tromper ou à lancer des projets imparfaits), en bref inventent non seulement une nouvelle économie mais surtout une nouvelle société : collaborative, décentralisée, fluide, ouverte et surtout plus équitable. – Thomas Busuttil, Directeur Général conseil RSE et Innovation

Pour une économie collaborative «Responsable et vertueuse»

Dans la foulée du rapport Terrasse qui pointe la nécessaire adaptation du cadre juridique et fiscal pour assurer un minimum d’équité concurrentielle et sociale, il apparaît pertinent de se questionner sur les critères d’un modèle d’économie collaborative responsable et vertueux.

Commençons par ce qui définit cette nouvelle économie : la collaboration, qui repose sur la communauté et le lien social.

Si les sites collaboratifs fonctionnent tous grâce à la création d’une communauté, on peut distinguer ceux qui placent au cœur de leur mission le renforcement du lien social. Un site comme Blablacar a depuis son origine mis ce sujet au cœur de son modèle : le niveau d’interaction sociale (bla, blabla ou blablabla) que l’utilisateur peut choisir pour son trajet en est un excellent exemple, quand Airbnb s’oriente à l’inverse, vers une « servicialisation » de son modèle. Ce premier critère montre donc bien l’importance de la primauté de la relation sur la transaction, entretenue et développée par le lien social.

Le deuxième critère à prendre en compte concerne la réponse aux enjeux sociétaux.

Prenons l’exemple de Heetch. Cette application qui connecte des chauffeurs non professionnels, exclusivement entre 20h et 6h du matin, répond à au moins trois enjeux sociétaux : le désenclavement des banlieues, la flexibilité et la sécurité des déplacements de nuit, et la (non) conduite des jeunes en état d’ivresse. Avec un modèle économique permettant d’être au même tarif qu’un ticket de transport en commun, Heetch répond à un vrai besoin sociétal de mobilité, totalement complémentaire aux taxis et aux transports en commun nocturnes. A l’inverse UberPop, qui fut un concurrent de Heetch avant d’être interdit, a certes été pensée comme une alternative plus économique et plus souple aux taxis, mais sans apporter de vraie plus-value sociétale. Dans ce dernier cas, la valeur d’échange constitue la première clé de conception du modèle, alors que pour Heetch, c’est d’abord la valeur d’usage du service apporté qui prime sur cette valeur d’échange.

Troisième critère pertinent : la gouvernance et l’influence des contributeurs qui vendent, louent, troquent ou échangent leurs biens ou leurs services…

Sur ce point, peu de sites permettent à leurs contributeurs de fixer par exemple le prix de leur bien ou de leur service. Uber a ainsi décidé une baisse tarifaire de 20 % il y a quelques semaines, de façon totalement unilatérale. Dans des systèmes plus hybrides, l’exemple de Blablacar, qui encadre les prix des trajets pour éviter les abus de certains propriétaires, est particulièrement intéressant. Enfin, La Ruche qui dit Oui va encore plus loin en laissant les producteurs fixer librement leur prix, la proximité avec le client final et la force du lien social garantissant une « auto régulation ».

Quatrième critère : la répartition de la valeur au sein du modèle économique.

C’est en particulier sur ce critère que Michel Bauwens distingue dans son dernier ouvrage « l’économie du partage » de « l’économie à la demande » (Sauver le monde : Vers une société post-capitaliste avec le peer-to-peer, Editions Les liens qui libèrent). La première, à l’instar de la Ruche qui dit Oui, regroupe des entreprises ayant conçu leur modèle pour qu’il garantisse un juste partage de la valeur économique des différents contributeurs au sein de leur écosystème. A l’inverse, des plateformes comme Booking.com sont dans une vision que l’on pourrait qualifier d’ultra-libérale dans la mesure où elles cherchent à tout prix un statut monopolistique et captent la majeure partie de la valeur créée. Cet ultra-libéralisme est d’ailleurs accentué par les deux derniers critères de notre analyse. D’une part l’ouverture des données et leur éventuelle rémunération, car il est clair que les milliards de « datas » récoltées par ces sites ont et auront une valeur financière et extra financière de plus en plus essentielle. Là encore, la plupart des sites les plus connus ne partagent pas et ne rémunèrent pas la fourniture de données. C’est d’ailleurs l’un des arguments qu’a choisi Accor pour lancer sa plateforme de réservation, accorhôtels.com, et se différencier ainsi de Booking.com en permettant aux hôteliers et restaurateurs de récupérer les données des clients. D’autre part, la prise de risque, pourtant l’un des fondements de l’entreprenariat des modèles libéraux actuels, n’est pas ou peu assumée. Aidées en cela par ce que Jérémy Rifkin a appelé le coût marginal zéro, des plateformes comme Airbnb, Uber ou Booking ne supportent quasiment aucun risque de développement de leur business, n’ayant ni salarié directement lié à leur activité (si ce n’est ceux qui servent au développement de la plateforme) et n’étant pas propriétaire des biens ou services qu’ils commercialisent. A l’inverse, des sites comme peers.org montrent la voie en structurant un système de couverture santé pour les travailleurs indépendants.

Cette analyse montre ainsi la diversité des modèles collaboratifs et leur volonté d’intégrer, à des degrés divers, des critères de responsabilité économique mais aussi sociétale. Elle pourrait de ce fait permettre aux clients ou aux contributeurs de ces plateformes de mieux choisir celles qu’ils voudront privilégier à l’aune de ces critères. Mais aussi aux entrepreneurs de start-ups ou aux entreprises déjà établies de comprendre les critères de différenciation sur lesquels ils peuvent s’appuyer pour créer de nouvelles opportunités de développement, durables et vertueuses. Car la collaboration est inséparable des notions de réciprocité, de partage et d’équité. Ces nouveaux modèles collaboratifs sont de vraies sources d’opportunités, pourvu qu’en se développant, les nouvelles entreprises incarnant ces modèles n’en oublient pas les fondamentaux. – Thomas Busuttil, Directeur Général conseil RSE et Innovation